Le Principe de l’Analyse Contrarienne
Au début de cette section nous avons opposé deux philosophies d'analyse de marché : l'analyse fondamentale et l'analyse technique. Cette dernière forme d’analyse regroupe de nombreuses théories, toutes basées sur l'information des marchés. Voilà pourquoi l'analyse contrarienne est considérée comme part de l’analyse technique. Si dans le sujet de la psychologie des marchés, nous avons insisté longuement sur l'influence de la psychologie des opérateurs sur le comportement des marchés nous n'avons pu vous proposer de mesures précises de ces "états psychologiques". Les
indicateurs contrariens ou
indicateurs de sentiment chercheront à mesurer le niveau d'optimisme (Bullishness) ou de pessimisme (Bearishness) des opérateurs de marché à partir de statistiques essentiellement tirées des marchés des contrats à termes ou futures (pour des raisons que nous allons évoquer plus tard) ainsi qu'à partir de sondages réalisés auprès des opérateurs sur ces marchés ou de leurs conseillers.
Quelles est la philosophie contrarienne ? Lorsqu'une majorité des opérateurs a un sentiment trop prononcé sur les perspectives des marchés, cette majorité a tort.
Si trop d'opérateurs sont haussiers (bullish), c'est négatif pour les marchés. Inversement, si trop d'intervenants sont baissiers (bearish), c'est positif pour les marchés. Nous comprendrons mieux les bases de l'analyse contrarienne en étudiant un indicateur: le Bullish Consensus de Market Vane.
Market Vane est un organisme de sondages qui chaque semaine publie un chiffre supposé représenter le sentiment moyen des opérateurs. Pour cela, un échantillon de lettres de marché est étudié et le Bullish Consensus appréhende le pourcentage de ces lettres qui ont une opinion haussière sur les perspectives du marché. Chaque "opinion" est pondérée par son niveau de suivi, autrement dit, une lettre fortement diffusée aura plus de poids qu'une lettre à tirage confidentiel. Le principe est que les opérateurs de marchés (surtout des marchés des futures) suivent les conseils prodigués par ces lettres. Le sentiment moyen des opérateurs reproduira donc celui qui se dégage à la lecture de ces lettres de marché. Une lecture de 80% d'opinions favorables traduira un marché sur-acheté (overbought market), exposé à une correction ou à un retournement de tendance. A l'inverse 20% d'opinions favorables représentera un marché sur-vendu prêt à lancer un "rallye".
Dire que la majorité a tort, c'est quelque peu caricaturer la philosophie contrarienne. Deux raisons expliquent pourtant cette affirmation :
1) L'opinion contrarienne mesure le potentiel d'achat qui existe sur un marché : si trop d'opérateurs sont haussiers, c'est qu'ils ont déjà investi sur le marché et n'auront plus de liquidités à placer. Non seulement ils n'entretiendront pas une poursuite de la hausse mais, plus grave encore, ils prendront leurs bénéfices. Si le marché se retourne, ils déclencheront des ventes de couverture.
2) L'analyse contrarienne se fait à partir d'
indicateurs de sentiment développés sur des marchés dérivés (futures et options). Sur ces marchés, contrairement aux bourses (transactions au comptant), la somme des engagements pris à chaque instant est nulle. Si 80% des opérateurs ont acheté x contrats sur indice, cela signifie que les 20% restants des opérateurs leur ont vendu ces mêmes x contrats. Ces derniers sont donc forcément beaucoup plus engagés financièrement que les acquéreurs de contrat. Ce sont des "mains fortes", autrement dit des opérateurs plus fortement capitalisés que les acquéreurs. Comme a priori, les "mains fortes" pourront plus facilement "tenir" leurs positions, une mesure comme celle-ci (excédent des positions longues sur les courtes ; Une position longue = achats de contrats, position courte=vente de contrats) sera négative pour les marchés dérivés et leurs marchés supports. En bourse, vous chercherez toujours à aller dans le même sens que les opérateurs sophistiqués et fortement capitalisés (les mains fortes). Vous prendrez, en général, des positions opposées à celles de la majorité des intervenants.
L'analyse contrarienne ne revient pas simplement à dire que la majorité a toujours tort. Elle donne des instruments de mesure pour déterminer le niveau de conviction des opérateurs.
Une deuxième société de sondages, Investors Intelligence, donnera également chaque semaine le niveau d'opinions haussières chez les conseillers et les opérateurs des marchés dérivés. L'analyste projettera sur des graphiques les niveaux de sentiment hebdomadaires, il définira les seuils de danger et d'opportunité.
L'analyste ne s'arrête pas là. Comme sur une analyse de graphiques de valeurs, il importera d'anticiper les niveaux de retournement possibles de ces
indicateurs de sentiment. Pour cela il utilisera divers outils : droites support et résistance, moyennes mobiles, analyse de phase ... que nous expliquerons plus tard. Quand Investors Intelligence nous indique, par exemple, que 45% des conseillers et éditeurs de lettres de marché sont haussier, cette information n'a rien de préoccupant en soi. En revanche, à remarquer sur un graphique que c'est le niveau le plus élevé jamais atteint depuis le krach d'octobre 1987 incite à la prudence. Là encore, cette seule lecture ne vous fera peut être pas changer de stratégie d'investissement, mais ce sera un nouvel indice négatif à prendre en compte.
Un autre indicateur contrarien consiste à analyser les réactions des marchés aux nouvelles fondamentales. En effet, quand un marché est sur-acheté, il arrivera à un point où il ne réagira plus aux bonnes nouvelles. Par contre, la moindre nouvelle négative aura un impact sur les cours. L'inverse se vérifie dans une situation de sur-vente. Dans ces cas de figure, le marché recommence à réagir favorablement aux bonnes nouvelles fondamentales. Suivre ces réactions vous aidera à évaluer les perspectives du marché.
Un autre indicateur de sentiment très suivi est le put/call ratio. Il mesure le rapport entre le nombre d'options de vente et d'options d'achat achetées sur un marché d'options négociables pendant une période déterminée (en général la semaine). Un acquéreur d'options de vente, ou put, est bear sur les perspectives d'un marché (il parie sur la baisse), par contre un acquéreur d'options d'achat, ou call, est bull (il parie sur la hausse).
Lorsque, exprimé en pourcentage, le put/call ratio augmente, les bears tendent à l'emporter sur les bulls. Un tel signal indique le développement d'un sentiment "pessimiste" parmi les opérateurs. C'est donc positif pour les marchés. L'évolution inverse du ratio indiquera une reprise de la spéculation à la hausse ce qui est un danger pour la bourse. L'analyste statisticien fixera le niveau où un ratio put/call est trop élevé (trop d'optimisme) et, inversement, le niveau où il est tellement bas (trop de pessimisme) qu'un rallye des marchés est très probable. Sur l'OEX (options sur l'indice Standard and Poors 100) il est admis qu'un ratio de 65 puts échangés, ou moins, pour 100 calls indiquera que la spéculation est excessive : c'est donc bearish ou baissier. Inversement un ratio de 95% sera bullish ou haussier ( voir illustration suivante). Pour les options sur le MMI (Major Market Index substitut du DJIA qui ne donne pas lieu à la cotation d'options) ce ratio devra descendre à 60 (puts) pour 100 (calls) avant de lancer un signal de danger. C'est du moins la lecture que fait Steve Shobin de Merrill Lynch (Barron's, 06/06/89 "The Striking Price"
;).
A titre d’information : Une option est un droit d'acheter (call) ou de vendre (put) un titre pour un prix fixé à l'avance, le prix d'exercice, et valable jusqu'à une date connue à l'avance, la date d'expiration de l'option.
Attention, là encore, ces niveaux ne sont pas figés dans le temps. Ils évolueront en fonction de la façon dont les opérateurs utiliseront ces marchés dérivés dans l'avenir.
Pour étalonner les
indicateurs précédents, il faut savoir que sur tout marché les opérateurs auront en moyenne un biais haussier ou bullish. Par conséquent, une lecture à 50% bullish traduira, en général, un pessimisme plus fort que la moyenne. Ainsi, la moyenne sur le bullish consensus sera de 60% et sur un put/call ratio de 80% ( voir illustration précédente).
Le ratio achat/vente sur margin call*(c'est à dire sur appel de marge) tenu par Merrïll Lynch constitue un autre indicateur contrarien. Selon Ned Davis, lorsque ce ratio atteint des niveaux élevés, il révèle un enthousiasme excessif du public. Le marché peut alors baisser jusqu'à un niveau de "margin call panic", c'est à dire un état de panique provoqué par les spéculateurs acculés à la vente pour satisfaire aux appels de marge de leurs
brokers. Une fois ce point atteint, le marché se retourne et lance un rallye comme ce fut le cas fin janvier 88 à Paris.
Pour information : Un achat ou une vente "sur marge" est une transaction boursière à crédit. Ce type de transaction, plus risqué, est le lot des spéculateurs. Le ratio achat/vente sur margin call permet de suivre leur sentiment.
Le Chicago Board Option Exchange (CBOE, le plus grand marché d'options négociables au monde) calcule quant à lui la prime temps moyenne demandée par le marché sur toutes les ventes d'options d'actions cotées sur l'échange. Si le niveau de cette prime est historiquement élevé et en hausse, cela signifie que les opérateurs utilisant ce marché dans un but de couverture (voir chapitre 9) sont prêts à payer de plus en plus cher pour développer leur stratégie de couverture (hedging) ou d'assurance à la baisse. Ils ont un sentiment baissier ou bearish sur l'évolution future des bourses. Cette information sera interprétée positivement par un contrarien.
Afin de mieux comprendre : Supposez que vous achetiez pour 50€ le droit d'acheter une action X à 1000€ (option d’achat ou call). Si X vaut 1020€, la valeur intrinsèque de ce call sera de 20€ (en effet, si vous exercez immédiatement l'option, vous encaisserez 20€ soit 1020€ - 1000€). La différence entre la valeur de l'option (50) et sa valeur intrinsèque (20) sera la prime temps (dans ce cas 30€). La prime temps représente le prix "effectif" payé pour le droit d'acheter le titre X à 1000€ pendant une durée précisée. Ce prix sera donné par le marché et aura tendance à augmenter quand la volatilité perçue sur le titre augmentera et à baisser au fur et à mesure que l'option approche de son échéance.
Voilà quelques uns des "
indicateurs de sentiment" à la disposition des analystes de marché New Yorkais.
A Paris, certains journaux financiers publient chaque mois un sondage sur l'opinion des gérants d'OCPVM (Organisme Collectif de Placement de Valeurs Mobilières). La lecture de ces sondages est toujours très instructive. Qui ne se souvient de l'article paru dans la Tribune le 1er février 1988 où il apparaissait que l'énorme majorité des gérants de fonds était pessimiste sur l'évolution de la Bourse de Paris ("Sondage: les boursiers jouent New York contre Paris". A la question: quel est votre sentiment à l'égard du marché ? Nous obtenons 39,3% de pessimistes, 43,4% de neutres et seulement 17,3% d'optimistes…). Timing parfait, puisque le jour même, la Bourse se retournait pour récupérer par la suite l'ensemble des pertes dues au krach !
Enfin une mise en garde sur la fiabilité des
indicateurs de sentiment : la méthode contrarienne est l'exemple parfait de la méthode qui s'autodétruit lorsqu'elle est trop suivie. Il y a maintenant tellement de contrariens à Wall Street que les
indicateurs de ce type ont perdu beaucoup de leurs pouvoirs de prédiction. Si tout le monde devient contrarien, plus personne ne l'est !
Sachez donc vous rappeler l'une de nos règles d'or : "la majorité a (presque) toujours tort"
Source : Mataf